Life in the snow

Les chaînes de montagnes sont des segments de croûte terrestre comprimée s’échappant vers le ciel. 

Jérôme Gaillardet, La Terre Habitable, ou l’épopée de la zone critique.

Les plaques tectoniques expliquent pourquoi la Terre n’est pas plane : en s’entrechoquant, les continents, morceaux d’écume de la Terre, fabriquent ce que l’érosion tend à aplanir. En somme, les montagnes bougent : elles se construisent et se déconstruisent à l’infini. 

Jérôme Gaillardet, La Terre Habitable, ou l’épopée de la zone critique.

Dans les montagnes les prairies se couvrent de couleurs vives, d’abord les algues rouges qui font place ensuite au vert intense des herbes. Le blanc recule. La microfaune fragile des combes à neige qui s’entre-aide pour survivre est remplacée par des espèces qui, venant des milieux plus cléments, ne jurent que par la compétition. Alors que l’on perd des degrés à chaque altitude-palier, cette perte est rattrapée par la hausse de degrés d’année en année, venant grignoter progressivement le monde des glaces par le bas. En un mouvement inverse, en fondant, la montagne glisse, se déverse en torrent, charrie des sédiments. Cette perte ne sera pas compensée par le soulèvement ample et profond des monstres tectoniques en dessous, mondes chtoniens inaccessibles et bien trop lents pour garder le rythme du monde du dessus. Désynchronisation. 

La zone critique de montagne 

Comment rendre visible ce qui est « ressenti » par le vivant (aussi appelé le « bioclimat ») dans un environnement en perpétuel changement (au rythme des fontes et enneigements) qui va en s’accélérant ? 

Bassin versant de Roche-Noire, Col du Lautaret, Hautes-Alpes.

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Récit d’arpentage

J’arrive le matin du 17 Juillet 2023 en voiture depuis Grenoble. Sur la route, le paysage s’évase progressivement. Après avoir traversée un barrage, et roulée le long des flancs étroits aux roches acérées, je monte progressivement vers le col ou la végétation est moins haute et la route, bien que sinueuse et escarpée est moins étroite.

J’arrive enfin à la station et Jardin du Lautaret, situés avant le col du même nom. Un bâtiment récent accueille les visiteurs, une salle de conférence où des lectures de vulgarisation scientifiques sont régulièrement données par des scientifiques de renom. Un laboratoire, et des bureaux complètent le bâtiment. De nombreux étudiants viennent chaque année plusieurs semaines en stage et sont logés dans un grand chalet au milieu du Jardin. Je reviendrais plusieurs fois sur le site et je ferais plusieurs entretiens à distance pour en comprendre les enjeux. Le site a ceci de particulier qu’il change à l’extrême selon les saisons.

La végétation disparait avec l’altitude, recouverte par la neige. Mais il y a de la vie dans la neige : aux journées prospectives auxquelles j’assiste la saison d’après, le terme est lancé : « la neige vivante » ? La neige agirait alors comme objet-frontière dans la zone critique alpine. Elle limite les échanges entre l’atmosphère et le couvert végétal, mais ce n’est pas vrai l’été. Les saisons modifient les dynamiques et les flux lors de la fonte des neiges. Les flux sont ralentis pendant l’été ou l’hiver, et c’est entre les saisons qu’ils se « réactivent ». Les troupeaux de pâturage ont aussi une incidence sur les flux d’azote notamment. En foulant le sol, ils sont des agents de redistribution de la matière (engendrant de l’érosion) mais aussi des plantes (ils transportent les graines sous leurs sabots). Depuis la neige, des dépôts d’azote se déposent ici dans les montagnes. La neige a aussi un rôle dans le cycle de l’azote. L’azote émis par les voitures dans les vallées (Grenoble) est transporté aux sommets des montagnes et tombent en neige. 

La vie dans la neige, la vie sous la neige, la vie microscopique dans la neige, les éléments dans la neige. La neige est un élément dynamique, tout change en un instant : la fonte, les molécules d’eau ne sont plus les mêmes, et ainsi la distribution des éléments à l’intérieur non plus, ce qui en fait un objet extrêmement dur à comprendre.

« Quand tu as un manteau neigeux qui est en train de fondre au printemps, en mai-juin, tu peux commencer à avoir des fortes chaleurs donc tu vas avoir un manteau neigeux qui va être fortement ensoleillé et qui va se réchauffer, qui fond très vite mais qui se réchauffe aussi en surface, et donc c’est favorable au développement d’un réseau d’interaction, de développement d’algues, notamment des algues unicellulaires, ces algues qui donnent la couleur rouge aux névés. Parce que ce sont des algues où il y a tout un métabolisme particulier, des formes de vie qui sont assez méconnues, des réseaux d’interaction – enfin c’est tout un monde, un écosystème en train de fondre. » m’indique Philippe Choler.

Et il n’y a pas que des algues rouges au Lautaret, mais elles sont étudiées car inconnues et peut-être qu’elles seraient indicatrices d’un état nutritif de l’écosystème. Des prélèvements ADN sont aussi réalisés à différents gradients d’altitude, dont un sur Roche Noire entre 2400 et 2500m. D’autres mesures sont réalisées avec des capteurs placés à des altitudes différentes, ils se retrouvent positionnés tout autour du cercle, donnant un effet de masse sur la carte alors que la plupart sont invisibles dans la montagne (notamment les capteurs de la vie du sol). Or ils sont là, doivent être entretenus et c’est aussi d’eux dont dépendent les chercheurs. Il s’agit donc de leur donner une place, une visibilité, ainsi qu’aux mains qui les maintiennent.

La recherche au Lautaret

La recherche des scientifiques au Lautaret est une histoire de contraste. Le contraste entre l’échelle monumentale et la pérennité de la montagne, et l’échelle miniature et la fragilité des prairies qui sont observées. De petites parcelles où sont auscultés de petites plantes, des traces d’ADN invisibles, des prélèvements et analyses de toutes petites entités, mais qui nous renvoient aux problématiques du changement climatique global car ces espèces sont de véritables sentinelles.

C’est l’enneigement qui va moduler cette carte des distributions de biodiversité. On peut trouver des cuvettes où la neige s’accumule et où elle va disparaître très tard, en début d’été. C’est un environnement tellement contraint par le temps – la durée de la saison de végétation est extrêmement réduite du fait de l’enneigement que c’est un système où les plantes doivent exploiter très vite la lumière, l’azote disponible etc. Les plantes développent donc des stratégies. Par exemple, elles vont préformer des organes, feuilles et fleurs l’année d’avant, dans un état extrêmement embryonnaire et dès que la neige fond, que la lumière arrive, tout explose car elles étaient en dormance sous la neige. Il y a une espèce de décalage du cycle par rapport à cet enneigement, c’est une des stratégies des plantes. Il y a aussi des stratégies de formes de vie très miniaturisés : toutes petites plantes, dans lesquelles les cellules sont très petites.

Relations positives

« Quand on envisage les interactions entre les plantes, on parle beaucoup de la compétition : pour les ressources, pour la lumière, etc. L’idée, c’était de montrer qu’il y avait aussi des relations positives entre les plantes, c’est-à-dire qu’il pouvait y avoir ce qu’on appelle la facilitation, des interactions positives, et notamment dans des milieux particulièrement hostiles où on peut avoir des micros assemblages de plantes. Il y a de l’entraide entre différents types de plantes dans des conditions difficiles, dans des situations très contraintes comme des éboulis de haute altitude et des systèmes très lentement enneigés, à ce moment-là il y a aussi de la relation positive, de la facilitation. » Philippe Choler

Îlots de plantes, Ilot de stabilité, Îlot de fertilité

« On trouve de petits îlots de stabilité dans un environnement qui est fondamentalement instable avec de la migration de blocs. Ce sont des plantes ingénieurs, c’est-à-dire qui ont la capacité de modifier la mobilité du substrat. On voit une oasis de stabilité dans une espèce d’océan de pierres qui tombent. Cette oasis de stabilité va profiter à d’autres espèces de plantes pour s’installer. On a typiquement cette relation positive : si tu enlèves cette plante ingénieure, tout ce microcosme s’effondre. » Philippe Choler

« A très hautes altitudes, quand tu es sur des parois rocheuses en montagne, parfois tu as des plantes en coussin, ça forme comme une espèce de boule très compacte. C’est une plante qui va s’infiltrer dans une petite fissure, son système racinaire s’infiltre dans une fissure et puis elle va développer une espèce de micro-canopée. Cela fait une petite boule de matière organique. » Philippe Choler

« Cela va créer un morcellement du paysage qui est lié à la présence de la vie avec ce réseau d’interactions extrêmement local. C’est vraiment l’idée que la vie façonne le paysage mais à une échelle ici très locale. » Philippe Choler

Les combes à neige, réceptacles de ces relations positives entre plantes, seront-elles encore présentes en 2100 ? Temps et températures, plus ici qu’ailleurs, ne sont pas figés. Quels compartiments plus qu’un autre participe le plus de cette dynamique : l’atmosphère, le couvert végétal et le sol, le milieu souterrain ? Ne serait-ce pas tous en même temps, en interférence active ? 

Et puis il y a au Lautaret de surprenantes expérimentations de déplacement de ‘morceaux’ – au sens littéral – de montagne, sol et prairies, d’une altitude à une autre pour faire varier les conditions climatiques et observer l’adaptation de l’écosystème ou non. D’autres expérimentations sont effectuées sur les plantes, où les scientifiques leur font subir un manque d’eau, le vent, des tempêtes, des inondations, etc ! Un panel d’espèces et d’ADN aux spécificités toutes différentes rivalisent d’intérêt avec la géologie de la montagne. Finalement, la montagne n’est pas très regardée, elle reste un cadre car ce qui compte le plus est la vie des plantes. Mais il y a quand même cette incommensurabilité des cycles et des échelles à représenter dans la carte. 

Cycle de l’azote

Et puis surtout, il y a le cycle de l’azote dont on trace précisément les connexions ici. Il est convenu que je passe la matinée avec Didier Voisin qui va relever des mesures et surveiller le déplacement d’un instrument, le préleveur d’aérosol. Initialement situé sur une parcelle du Jardin, il va être relocalisé sur le toit du bâtiment, toujours en hauteur et avec un espace dégagé autour, et plus proche du labo. Didier va d’abord relever les filtres, 10 filtres par semaine. Le préleveur est installé dans une boite en bois, un tuyau complètement hermétique ramène l’air à l’intérieur de la machine. L’air dépose sur les filtres des particules chimiques : azote, ammonium, nitrate. La filtration doit être très clean (plus que pour l’eau par exemple). Nous descendons ensuite dans la salle du labo où Didier va conditionner les filtres pour pouvoir les amener à l’IGE et les analyser. Le procédé est répétitif mais surtout tout doit être propre pour ne pas contaminer les filtres. J’arrive à soutirer quelques chiffres à Didier.. Mon idée est de réaliser la carte du cycle terrestre de l’azote et la carte du cycle de l’azote dans l’observatoire du Lautaret. 

– Le BV du Lautaret reçoit environ 20kg/an et en exporte 2kg

– Fixation bio : 2-4 kg/ha/an

– Dépôt Azote : 1kg

– Nitrate/amon  + 11kg 

– Reste 18kg qui se fixe ou dénitrification par retour dans l’air ou mangé par les vaches. 

Le flux de dénitrification est très dur à tracer, très sensible. Didier retire un à un les 10 filtres des supports circulaires qui étaient dans la machine. (la machine déplaçait automatiquement ces supports chaque semaine et les stockait à l’intérieur au froid). Il place les filtres pliés sur eux-mêmes dans du papier aluminium qu’il glisse ensuite dans une poche plastique. Chaque petit paquet argenté brillant est ensuite daté et numéroté. Didier m’explique qu’ensuite au labo de Grenoble, les filtres seront trempés dans l’eau qui récoltera la chimie, l’eau sera filtrée et passera au travers de la chromatographie ionique pour mesurer la quantité d’ammonium et de nitrate. Il arrive que le filtre ne soit pas utilisé, il est alors stocké à -20°C dans le labo. Il y a entre 7000 et 8000 filtres dans la filtrothèque. Ces filtres pourront être utilisé pour répondre à de nouvelles questions scientifiques qui auront développés la technologie pour analyser pour identifier par exemple les sources de pollution dans l’air avec des traceurs spécifiques. Ils permettront de répondre à des questions et de corréler avec des questions sociétales. L’équipe de l’IGE s’intéresse principalement à la chimie urbaine atmosphérique, au traçage des sources. Ils sont une référence à l’échelle européenne. En milieu urbain, un filtre laissé 24h aura la même couleur que le filtre laissé 10 jours dans la montagne… Encore une fois, la ville apparaît comme un accélérateur des flux biogéochimiques.  

La carte

L’atmosphère au centre de la carte, la lecture hiérarchique de haut en bas disparait, au profit d’une connexion entre l’amont et l’aval (bien que l’exutoire introduise une barrière nette entre haut et bas) évoquant la notion de cycles, de saisons, et donc de répétitions. Alors que sédiments et eau s’écoulent d’amont en aval, un autre flux, moins étudié, remonte d’aval en amont : le flux de touristes, dont les mouvements chaque année, à la même saison, impactent la zone critique. Sont-ils mesurés ? D’autres mouvements le sont : celui de la Terre profonde par le dispositif de mesure de la sismicité des Alpes (EPOS).

Comment représenter le tempo (saison, évolution), dans un espace cartographique ? D’autant plus que les échelles de temps ne pas les mêmes pour tous les compartiments, comment dans ce cas concilier ces différentes temporalités ? Le temps peut-il être l’élément structurant de la carte ? Par la circularité de la carte, certains mouvements sont évoqués : des évènements de l’amont à l’aval ou dans la croûte terrestre. Les capteurs enregistrent des phénomènes temporels, et ils permettent surtout l’intégration des processus à travers une fenêtre temporelle. Ainsi, les processus d’observation doivent s’inscrire dans la durée pour être en mesure de les capter dans ces fenêtres temporelles. La carte représente les moyens d’observations dans les sphères différentes. 

Les flux de matière sont représentés dans un cadre fini et central par rapport au socle rocheux. Les organismes vivants apparaissent à la limite entre le socle rocheux et l’atmosphère mais ils colonisent tous les milieux. Certains organismes vivants sont aussi dans l’atmosphère. Ces organismes vivants atmosphériques sont peut-être la clé de la dynamique de colonisation des écosystèmes primaires. De nombreux autres mécanismes restent inconnus, la tour à flux, les bilans hydrologiques contribuent à mieux comprendre les fonctionnements. 

Cette carte du Lautaret est circulaire et centrique mais multidimensionnelle pour offrir une structure à la dynamique du fonctionnement de l’écosystème. Ce n’est pas un paysage mais un réseau de relations entre le vivant et le non-vivant, régulant ainsi la dynamique des cycles biogéochimiques. Les combes à neiges, les sommets, participent à la structuration. Tout comme il y a une évolution de la végétation en fonction de l’altitude, il y a aussi un changement de la faune à travers les altitudes.

Commensurability?

The Moderns tried to make the Earth commensurable, with tools, techniques and maps. All the evidence suggests that the gap in understanding has widened. Perhaps it’s the incommensurability that we now need to understand in order to inhabit Gaia.

In architecture and planning, « man is the measure of all things ». By contrast, in the gaiagraphie maps, each entity is its own measure, measuring the world in its own way, just as sensors have their own unit of measurement depending on the entity or phenomenon to be observed. How is it, then, that we have flattened the terrestrial – turned it into territory – with a single unit of measurement, when we realize the diversity of things? Landscape has to be understood in a decomposed way, since its ingredients are multiple. The shapes of the landscape don’t tell the story of the elements that flow through and shape it. 

There is therefore incommensurability between the map measuring man’s territory and other entities that have no common measurements. Man’s measure is not defined by his body, but by the technical apparatus that enables him to grasp a more or less vast expanse with his eyes. The map is part of this technical apparatus. 

This raises the question of essential variables: « An essential variable that cannot be measured is not an essential variable », says Laurent, one of the scientists behind the TERRA FORMA sensor project. Stengers also challenges us: the Earth won’t let itself be watched easily (ZKM catalog).

So what are the essential variables and what are their units of measurement? Can they be transposed from one science to another? How can they be transposed to maps?

Resources :

Houdart, S. (2015) Les incommensurables. Ed Zones Sensibles.

Star Leigh S., Grieselmer R. James (1989) Institutional Ecology, ‘Translations’ and Boundary Objects: Amateurs and Professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology, 1907-39. Social Studies of Science Vol.19, pp387-420.

Stengers I. (2020) The Earth Won’t Let Itself Be Watched. Critical Zones. The Science and Politics of Landing on Earth. MIT Press.