Sous cette nappe de champs, couverture bien entretenue de cultures en rotation, se trame une tout autre histoire. Sols retournés, labourés, lessivés, la nappe n’a rien d’une surface lisse sans rature ni trous. Rapiécée, raccommodée, par ses pores meurtris s’infiltrent et s’échappent les agents de sa perte – Nitrates. Comment respirer encore ? Les vents et la thermodynamique insensibles à la vie font tourbillonner toutes sortes de produits. Inhaler, exhaler, c’est ce qu’on fait tous, sols, humains, animaux, plantes, quand on le peut encore, asphyxiés par notre CO2 ou étouffés sous les blés. Synchronisation malheureuse ?
La zone critique agricole
Comment rendre visible ce qui disparait : le sol qui s’érode, les insectes qui s’éteignent, les oiseaux qui ne reviennent plus – dans un environnement où les pratiques tardent à se transformer pour enrayer ces disparitions ?
Bassin versant d’Auradé, Occitanie.
Pyrénées, vallée de la Garonne, cycle saisonnier, semis, blé, agriculteurs, pluies, molasse, paléo rivières, éboulis, sédiments, argile, grès, banc calcaire, fossiles marins du Burdigalien, lentille sableuse, paléo chenal, eaux de nappe, eaux d’écoulement de surface, paléo racines, racines, humus, microorganismes des sols, imagerie hyper-spectrale, nitrate, bandes enherbées, azote, CO2, tour à flux, chambres, flux, tourbillons, piézomètres, nichoir, mangeoire connectée, oiseaux, ruches, abeilles, aquacosme, scientifiques, insectes, sondes multiparamétriques, sondes matière organique, station de jaugeage, géophones, ondes sismiques,…
Récit d’arpentage
Auradé fait partie d’une grande Zone Atelier (de Gascogne) qui est découpée en plusieurs petits bassins versants. L’unité spatiale de ce bassin versant unique permet une lecture temporelle. S’emboîtent sur ce BV des temps différents : cycles longs de la formation des sols profonds par l’érosion des montagnes des Pyrénées il y a des millénaires ; cycles courts de l’érosion des sols (et leur lessivage) qui n’est plus compensé par le « lift », l’altération des roches remontant à la surface. Désynchronisation de la dégradation / formation : les transports de matières deviennent importants. Enfin, la saisonnalité des cultures et des pratiques agricoles qui ont à la fois modifié et se sont formées avec ces saisonnalités. Des temporalités qui sont aussi corrélées aux variations des températures et des pluies avec hausse des évènements extrêmes, qui font perdre au temps sa régularité familière.
Ici, la « viscosité » est plus importante que dans les autres observatoires. La terre colle aux chaussures. Pourtant, il y a une compréhension progressive mais quelque peu masquée, de la perte des sols. Quelque chose de lent, insidieux, car pas du tout « accepté » par celles et ceux qui cultivent la terre. Potentielle dissociation entre représentation de ce de « quoi » je vis et où je vis réellement, qui peut être mesurée par la quantité de sédiments qui quittent le bassin versant. Le territoire perd littéralement de la matière, et cela se compte en tonnes. Comment montrer une disparition, ce qui n’est plus là, mais qui n’est pas visible sans une mesure constante (par les instruments qui placés sur le site pendant longtemps permettent l’acquisition de chroniques et d’une mémoire du lieu) ? Lente réduction de la fine couche de sol qui nous fait vivre, à un rythme qui ne pourra pas être compensé par la lente création à partir de la molasse, pourtant fertile. A point de vue humain, les pentes qui favorisent cette érosion (bien que ce soit en premier lieu les labourages intensifs et des sols à nus qui sont responsables), ne nous paraissent pas fortes mais elles le sont pourtant pour le sol. La carte est le point de vue du sol, elle se met à leur place : ces pentes sont raides pour ces sols. Et puis comme des oasis, on découvre des lentilles, patchs sableux où on nous dit que c’est par là que tout entre et sort …
On a des chemins préférentiels par des macro-pores, on est sur des terrains argileux avec des argiles gonflantes, il y a des écoulements assez profonds qui se font en quelques minutes, c’est assez surprenant. A plusieurs mètres sous la surface on ne sait pas bien ce qui se passe, mais à certains moments ça revient à la surface par la faveur d’entités géologiques qui sont beaucoup plus perméables, qui correspondent à des paléo-chenaux, des zones aux granulométrie plus grossière, ce qu’on appelle les lentilles de sable. Ça converge à des endroits où on peut observer des saturations.
Vincent Bustillo
La molasse est une structure géologique entrecroisée de déchets issus de l’érosion des Pyrénées, qui par d’anciennes rivières et chenaux se sont déposés des milliers de kilomètres plus loin, et plus bas. Ces dépôts ont stagné et se sont solidifiés. Il reste encore des paléo racines, paléo chenaux, sortes de creux ou de matière oxydée visible lorsqu’on creuse dans ces paléo rivières. Sur la carte, cette structure est rendue visible par l’alternance de stries orange et rouge.
Mais c’est surtout la zone marron qui doit retenir notre attention : à l’interface entre l’atmosphère et la molasse, le sol pédologique, le sol qui régénère chaque saison les cultures, disparait. Il s’érode sur les sommets et se déverse en aval du bassin versant.
Dans cet observatoire où sont suivis les pratiques agricoles, la carte est structurée autour des cycles agricoles. Selon les cultures et au rythme des pousses, le sol absorbe et relâche du carbone en des quantités très différentes. Le sol respire, les microorganismes, les vers de terre, les collemboles, les champignons et bactéries, composant le sol, respirent, et ces flux ne peuvent être captés que par des instruments assez sophistiqués comme les tours à flux ou les chambres à flux. La géophysique se combine à la biogéochimie, des micro-tourbillons, des fluctuations, des écoulements d’air, aux êtres qui les provoquent et maintiennent ainsi l’atmosphère respirable.
C’est le cycle court des grands cycles biogéochimiques.
Tiphaine Tallec
Cosmopolitical Earth Sensors
We could argue that this multiplicity of ways of seeing, viewing, experiencing the Earth, will create a more cosmopolitical approach in our ways of dealing with socio-environmental issues. CZ sensors mobilize mutlilocated, multifocal and multispecific processes of seeing. By multiplying the views thanks to the instruments, sensors, knowledge of the scientists and inhabitants, and by constructing the map around these multiple views, we shift the anthropocentric view. For sure, there is already a cosmopolitical way of creating science and data, because the disciplines mobilized in each observatory must coexist, even if there are sometimes very different practices.
Thus, this material collected in observatories could contribute to the definition of the cosmopolitical, a term suggested by Stengers, echoed by Latour and then Yaneva in the architectural context, a term that is linked to the theories of plural worlds, to the plurivers of Vivieros de Castro or Maria Puig de la Bellacasa, but also to the cosmograms of John Tresch or Frédérique Ait Touati, which link architecture, reflection on the cosmos, science and philosophy, in the construction of occidental worlds. Critical zones observed in a multifocal way, with different sensors put together to acquire an entangled vision, offers a situated knowledge of beings of different regimes. This could shift the balance from anthropocentric nature (background nature as a resource well to be exploited, and malleable) to cosmopolitical nature. We also aim to clarify the making of terrestrial sciences – these scientists outside the laboratory must indeed be engaged with environments: negotiating territories with humans, but also with non-humans who may resist measurement. It is also these hiatuses in the difficulty of instrumenting the Earth that this research would like to show.
These maps are more oligoptic than panoramic: seing less but better, landing in critical zones, revealing the complex interconnections of processes at local and planetary scales. The maps of the CZ and its sensors are in fact the opposite of the satellite view, which offers a global, unified observation, as if the Earth were a single object unifying a single world. On the contrary, the environmental sensors distributed across the multiple locations of the CZ offer multiple, dynamic views of the Earth. But this also means that climate change is not a single world in crisis – which would justify a single way of acting or a single solution – but that there are multiple effects that the sensors help to trace.
Sensors as new techniques of detection
We don’t live disembodied on a globe. These cartographic experiments aim to situate us in the critical zone, its dynamics, flows, complexity and active entities. Why has the Earth become uninhabitable? What is our relationship with the elements of the world?
The world unfolds according to our bodily capacities. Existing things are the set of elements that a population will activate with a certain number of filters or the development of detection techniques to describe them. This gives us indices to activate in order to compose a world. So, there is no world waiting to be seen: it’s always a question of detecting elements to build a world, shared worlds made up of as many existing elements for a particular population that has objectified a certain number of elements. We gradually compose this world using the indices we’ve been given.
In today’s modern occidental society, how do we multiply what exists, how do we bring it out into the open? The act of decomposition-recomposition is becoming urgent, and the description of the critical zone with instruments could enable us to recompose worlds with interactions and complexity we’re not used to. The problem is that there has been a progressive lack of understanding of existing interactions and the effects our actions have on the world. Re-populating the world as we see better with sensors, a gesture also made possible by the Copernican revolution heralded by the critical zone. The watershed makes the spectacle of the world different.
Consolidating and making the world becomes plausible through narratives: change the world, change the narratives!
Resources:
Aït-Touati (2024) Théâtres du monde. Fabriques de la nature en Occident. La découverte
Latour B. (2004) Whose Cosmos? Which Cosmopolitics? A Commentary on Ulrich Beck’s Peace Proposal? in Common Knowledge, Vo. 10 Issue 3 Fall 2004 (450-462).
Latour B. (2010) An Attempt at a “Compositionist Manifesto”. In New Literary History Vol. 41 (471-490)
Tresch, J. (2005) Cosmogram. In Cosmogram, edited by Jean-Christophe Royoux Melik Ohanian, 67-76. New York: Sternberg.
Tresch J. (2020) Around the Pluriverse in Eight Objects: Cosmograms for the Critical Zone. Critical Zones. The Science and Politics of Landing on Earth. MIT Press.
Stengers, I. (2010) Cosmopolitics I, Cosmopolitics II, Minnesota University Press
Yaneva, A., Zaera-Polo, A. (2015) What is cosmopolitical design? design, nature and the built environment, Routledge.