Je voudrais continuer en accordant ma confiance métaphorique à la vision, système sensoriel abondamment calomnié par le discours féministe. La vision peut présenter un intérêt pour échapper aux oppositions binaires. Je voudrais insister sur la nature encorporée de toute vision, et ainsi reconquérir le système sensoriel qui a servi à signifier un saut hors du corps marqué vers un regard dominateur émanent de nulle part. C’est le regard qui inscrit mythiquement tous les corps marqués, qui permet à la catégorie non marquée de revendiquer le pouvoir de voir sans être vue, de représenter en échappant à la représentation.
Donna Haraway, Le manifeste cyborg et autres essais (savoirs situés)
Les capteurs TERRA FORMA nous permettent d’envisager/envisionner un voyage dans les éléments de la Terre, ses strates, ses écosystèmes, par des points de vue non intrusifs, et notamment pour comprendre le rôle de l’invisible, ou amplifier les signaux émergents mais encore faibles. Cependant, le rôle de la vision comme sens privilégié pour assoir une domination a longtemps obstrué ses capacités transformatives. Dans quelle mesure les capteurs TERRA FORMA proposent une autre vision du monde, plus attentive aux différences et surtout aux situations (et notamment des milieux) dans lesquelles les capteurs sont insérés de façon non extractible ? Plus encore, les capteurs TF permettent-ils de recouvrer des savoirs situés ?
Tracer des phénomènes
Les instruments de visualisation dans la culture multinationale et postmoderne ont aggravé ces significations de désincarnation. Les technologies de visualisation sont sans limites apparentes; l’œil de n’importe quel primate ordinaire comme nous peut sans cesse être amélioré par des systèmes d’ultrasons, d’imagerie par résonance magnétique, systèmes de manipulation graphique à intelligence artificielle, microscopes électroniques, tomographie assistée par ordinateur, techniques d’amélioration de la couleur, systèmes de surveillance par satellite, écrans personnels et professionnels, caméras pour tous les usages, – depuis l’observation de la muqueuse des parois intestinales d’un ver marin vivant dans les fumées volcaniques d’une faille entre les plaques continentales, jusqu’à la cartographie de l’hémisphère d’une planète, où qu’elle se situe dans le système solaire. La vision, dans ce festin technologique, tourne à la gloutonnerie non contrôlée ; toute perspective cède devant une vision infiniment mobile, qui ne devient plus seulement mythique à cause du truc divin qui consiste à voir tout depuis nulle part, mais parce qu’elle a transformé le mythe en pratique ordinaire.
Donna Haraway, Le manifeste cyborg et autres essais (savoirs situés)
Haraway nous met en garde dès les années 80 contre la propension des technologies de visualisation à se faire passer pour des objets décontextualisés ou décontextualisables (ce que Latour nommera plus tard le « double clic »). Pour éviter cela, elle ne propose pas pour autant d’abandonner ces technologies mais plutôt d’en réorienter les discours et les usages: ces technologies sont toujours inscrites dans des contextes et utilisées par des corps. En somme, Haraway propose de recouvrer la vision. Dans le projet TERRA FORMA, les capteurs sont considérés comme des extensions de nos sens, ils offrent un point de vue nouveau par leur présence au cœur du système. Comment l’articulation entre corps-capteurs/scripteurs et capteurs techniques est-elle envisagée : selon une continuité, une extension, une contradiction, une complémentarité ? Comment le capteur va-t-il prolonger un corps déjà sensible, déjà sensor ? Les relations entre le corps et le capteur vont être différentes, plus ou moins directes, selon les thèmes des capteurs, et variables mesurables (chimie, faune, etc).
Pour les scientifiques, les capteurs, qui sont en fait des micro-capteurs pour la plupart, sont une possibilité de développer une attention fractale, en démontrant son utilité, et en acceptant de ne pas capter la totalité. En revanche, les capteurs et les phénomènes s’inscrivent dans la durée. Il y a un effort de répétition et de long terme. Le projet TF déploie un espace-temps de tests de nouveaux capteurs qui nous permettent de nous resituer écologiquement dans notre territoire. Suivant la création d’un nouvel espace-temps dédié à ces manières d’observer, la carte des capteurs ouvre un autre espace-temps, permettant de nous projeter sur un autre référentiel (cartographique) pour changer de point de vue, et peut être in fine pour recomposer ensemble le territoire compris (par la description collective).
Les capteurs en développement dans le projet de sciences sont classés par types. Voici une liste de ces types renommés à des fins de « traduction », reformulation thématique des points de vue des capteurs pour leur intégration dans les visualisations :
WP2.1 – Tracer le paysage en surface pour faire émerger le rôle du souterrain invisible.
WP2.2 – Tracer les éléments chimiques et les transformations de nos milieux de vie.
WP2.3 – Tracer la rivière comme point de convergence, et tracer le carbone, stocks, flux et transformations
WP2.4 – Tracer les polluants dans le temps.
WP2.5 – Tracer la respiration des écosystèmes.
WP2.6 et 8 – Tracer les vivants.
WP2.7 – Tracer les microorganismes.
Comment se forment les mondes ?
Ces capteurs rendent visible les phénomènes qui nous entourent et nous traversent, ils concrétisent bien des milieux, les font advenir, au sens de Jennifer Gabrys, ils ont des modes d’existence particuliers au sens Latourien, et nous explorons ce lien ténu entre capteurs, milieux, mais aussi les relations avec les communautés, voire les mythes et récits dans lesquels ces technologies sont insérées, avec plus ou moins d’attention aux territoires, et où peuvent advenir des frictions au sens d’Anna Tsing, entre connaissances locales et connaissances de la planète.
Ainsi, les capteurs des techno-sciences engendrent des créatures, un nouvel assemblage vivant ni biotique ni abiotique qui interroge. Gaïa serait-elle un cyborg, qui plus est une fiction-cyborg ? La figure du cyborg permet de transgresser les frontières et permet de penser de nouvelles formes de vie, de nouvelles formes de Terre. Elle permet de re penser Gaïa et la zone critique. Suivant Haraway sur la vision située, nous tentons de remettre du soin dans la vision grâce aux points de vue dans lesquels les capteurs nous plongent, parce que ces capteurs sont déployés in situ, leurs visions, et les nôtres par extension, sont encorporées sur le terrain. Mixage, non formatage, non listés, hétérogènes, croisés : les traductions des phénomènes des capteurs acceptent une autre objectivité.
TF Equipex peut être compris comme projet de construction d’une objectivité située de représentation visuelle des sciences et technologies modernes – pour savoir où nous sommes et où nous ne sommes pas. Les « yeux » transmettent / donnent accès à des manières de vivre. La zone critique est de ce régime d’objectivité situé et non global. La carte tente d’établir une conversation entre les agents du monde non passifs et nous, le corps des lecteurs, au travers des régimes visuels. Dans ces cartes, je m’intéresse aux traductions partielles des sciences en régime de visualisation cartographique. Une carte qui ne se donne pas à lire de façon immédiate, « objective » (l’ancien objectif !), parce que cela n’existe pas.
Les «yeux» que rendent accessibles les sciences technologiques modernes ruinent toute idée d’une vision passive; ces prothèses nous montrent que tous les yeux, y compris nos propres yeux organiques, sont des systèmes de perception actifs, intégrés dans des traductions et des manières particulières de voir, c’est-à-dire, des manières de vivre.
(…) chacune avec sa manière merveilleusement détaillée, active, partielle, d’organiser des mondes. Toutes ces images du monde ne devraient pas être des allégories d’une mobilité et d’une interchangeabilité infinies, mais d’une spécificité et d’une différence élaborées, et du grand soin dont on doit s’armer pour apprendre à voir fidèlement à partir du point de vue d’un autre, même quand cet autre est l’une de nos machines.
La vision requiert des instruments de vision ; une optique est une politique de positionnement.
Donna Haraway, Le manifeste cyborg et autres essais (savoirs situés)
Structure de la carte
Cependant, les capteurs TERRA FORMA n’existent pas encore au moment de tracer les cartes des territoires vus par ces capteurs. Nous avons donc imaginé des cartes potentielles de capteurs potentiels. A la manière des modèles du livre Terra Forma : « et si » on développait ce type de capteur, quelle vision du territoire cela nous donnerait ; on cartographie le territoire/l’observatoire de ce point de vue. On image ce qu’il verra partiellement d’un territoire, la surprise de la découverte vient ici de la surprise dans le dessin. On peut appeler cela une spéculation opérante. Cela permet aussi de mettre en place le modèle cartographique dans lequel on pourra ensuite entrer les données quand le capteur existera et ainsi réactualiser la carte qui deviendra carte descriptive. Cela permet également de donner un sens à un capteur, de définir sa portée et sa valeur ajoutée dans un système d’observation sur une zone critique spécifique.
La carte est le résultat de la superposition des capteurs Terra Forma et dessine un territoire spéculatif, fictionnel. Elle est un assemblage de structures différentes, et n’a pas de template « commun », il s’agit plutôt d’un assemblage de points de vue – de points de vie auxquels on peut se connecter grâce aux capteurs, et cela de manière non intrusive. C’est pour cela que c’est une sorte de voyage immobile, qui nous fait plonger dans le « comportement » des capteurs. Et si on décrivait les capteurs comme en éthologie ?
Détails des capteurs
WP2.1. La caméra hyper-spectrale : tracer le paysage
Représentation/plongée dans le point de vue/se situer dans la vision de la caméra hyper-spectrale :
Lignes étalées circulairement qui reprend la surface sol du modèle sol (inversion atmosphère au centre et roches en périphérie). Nouvelle représentation du sol de surface par des lignes hyper-spectrales : pas l’objet sol mais sa réflectance avec la lumière selon ses composés chimiques ou dynamiques. Une canopée invisible : on ne connait pas ses dynamiques de photosynthèse, croissance (azote), respiration, idem pour la neige et les rivières (sédiments) etc. Ces lignes croissent et décroissent, les couleurs que l’on ne voit pas, nous humains, suivent ces croissances, dynamiques. C’est une représentation mouvante et avec des pics, des courbes ascendantes et descendantes, une nouvelle grammaire, la traduction de la couleur en mouvement qu’il nous faut lire, elle-même traduisant une dynamique.
WP2.2 et 3. Les sondes : tracer les flux
Représentation/plongée dans le point de vue/se situer dans la vision des sondes :
Les sondes captent les éléments chimiques dissous dans l’eau, les gaz et matières organiques, dans les eaux de surface. Ce sont des particules répandues un peu partout sur la carte : elles sont partout, essentiellement dans les eaux, dans lesquelles la sonde est plongée. Dans la carte, les traces suivies par les sondes sont des points dispersés à la surface.
D’autres sondes rendent comptent des métabolismes, notamment dans la zone hyporhéique, cette zone entre terre et eau, berge en profondeur où les échanges surface-souterrain-atmosphère latéralement et verticalement sont les plus intenses.
WP2.4. Les accumulateurs : tracer les polluants dans le temps
Représentation/plongée dans le point de vue/se situer dans la vision des accumulateurs :
Les accumulateurs sont des micro-dispositifs placés longtemps à l’endroit où ils doivent capturer des polluants dans l’eau.
Les capteur radon embarqué est un sac à dos porté par un humain qui mesure l’intensité de cette exposition radioactive problématique qui peut remonter à la surface en Bretagne du fait de sa géologie.
Sur la carte, les accumulateurs sont des points mobiles mais qui restent fixes longtemps ou qui suivent des trajets. Ils accumulent en fonction des lieux, et il faut du mouvement pour les activer (flux de l’eau ou déplacement de la personne porteuse du capteur dans le cas du radon). Ils attractent les polluants, ou les radiations.
WP2.5. Les pièges: tracer la respiration des écosystèmes.
Représentation/plongée dans le point de vue/se situer dans la vision des pièges à gaz :
Mesure des gaz à effets de serre, et des échanges sol-atmosphère par drone embarquant le capteur, et au sol par une chambre piégeant (par un système de fermeture) les flux pour un temps et les analysant en temps réel. Ces dispositifs résonnent avec les tours à flux présentes sur les trois observatoires pilotes.
Sur la carte, les flux sont rendus visibles, ils sont en mouvements, ascendants, descendants, rotatifs dans un sens ou l’autre.
Un arc coloré à la surface de la carte indique des concentrations de gaz potentielles, comme l’azote par exemple, qui est problématique.
WP2.6 et 8. Les enregistreurs de mouvements (de sons et d’images) : tracer les vivants.
Représentation/plongée dans le point de vue/se situer dans la vision des enregistreurs :
Traceurs GPS dotés d’enregistreurs audio embarqués sur les animaux qui nous informent des interactions de l’animal avec son environnement (Biologging). Donner accès à son umwlet.
Tracer les mouvements, des paysages vivants, des déplacements de la faune et de la flore sauvage et domestique, mais aussi des mouvements humains, et surtout de leurs interactions et relations positives et négatives, mais aussi des milieux et des « umwelt » propres à chaque être : la manière dont est habité le monde et la diversité de ces possibilités d’habiter. Perception, navigation, déplacement : quelles sont les différentes manières d’appréhender le monde ?
D’autres pièges vidéo et audios fixes fixés à des mangeoires ou des ruches connectées permettent de comprendre les populations d’oiseaux ou d’insectes, leurs comportements et leur santé face aux changements des milieux.
La carte rend visible chaque terrain de vie/umwelt sur la base du modèle paysages vivants du livre Terra Forma (chapitre 3). La carte suit l’enregistrement des déplacements et des informations sonores pour tracer les terrains de vie, et par un croisement avec des connaissances scientifiques, être en mesure de tracer les umwelt.
WP2.7. Les micro-sensors : tracer les microorganismes.
Représentation/plongée dans le point de vue/se situer dans la vision des micro-sensors :
De nouveaux capteurs sont inventés pour saisir ces micro-vies, entre biotique et abiotique aux frontières des connaissances. Se pose ici le problème de visibilité, de multiplicité des existants et de scalabilité de phénomènes micro qui ont pourtant des influences sur les paysages à grande échelle.
Quel est le rôle des micro-organismes dans l’altération des roches, et qui développent des biofilms à la limite entre aérobie et anaérobie ? Comment contrôlent-ils les cycles en milieux souterrains ? Quels sont les liens entre processus biotique/abiotique et les conséquences sur les flux biogéochimiques ?
Les micro-sensors déploient de petits capteurs en surface et en profondeur.
Un biosampleur collecte des micro-organismes à des temporalités pertinentes et dans le milieu contraint. En biogéophysique, des signaux électroniques sont émis comme proxy de l’activité microbienne. Vitesse d’ondes, propriétés électromagnétiques, redox (énergie qui va générer des réactions chimiques en fonction des éléments chimiques) sont étudiés.
Activité énergétique, absorption ou rejet d’élément chimique : qu’est-ce que ces bactéries mangent, en quelle quantité, à quelle fréquence ? La carte présente un template pour cartographier les points de vie des microorganismes : emboitement d’échelles et de processus, énergie électrique, redox chimique, nutriments, environnements aérobie/anaérobie, fractures, eau, température, altération des roches, etc.
(…) les corps comme objets de connaissance sont des nœuds générateurs matériels-sémiotiques. Leurs frontières se matérialisent en interaction sociale. Les frontières sont tracées par des pratiques de cartographie ; les «objets» ne préexistent pas en tant que tels. Les objets sont des projets de frontière. Mais les frontières se modifient de l’intérieur ; les frontières sont très retorses. Ce que les frontières contiennent provisoirement reste générateur, producteur de sens et de corps. Installer (voir) des frontières est une pratique risquée.
Donna Haraway, Le manifeste cyborg et autres essais (savoirs situés)