Sous le niveau de la mer, où la limite entre eaux douces et eaux salées n’est plus si nette, les chemins souterrains qu’empruntent leurs flux se frayent un passage dans un monde chaotique, roches fracturées d’une collision titanesque ancienne qui fit fondre et mélangea les roches les plus dures. Dans ce monde secret vivent des êtres anciens, liminaux, mi biotique mi abiotique, mi organique mi minéral, mi corps mi environnement. Sans ou avec peu d’oxygène, ils resteront après que nos installations et nos pompages se seront fait peut-être balayer par les vagues submergeant la côte. Désynchronisation.
La zone critique profonde
Comment rendre visible ce qui est inaccessible, opaque, trop petit, dans un environnement où les limites comptent et doivent être mesurées (retrouver des limites au pompage et au mélange des eaux douces et salées)? C’est une zone critique qui fait converger des impossibilités sensorielles, perceptibles, compréhensibles. Comment reconnecter les espaces en surface où vivent nos sociétés aux espaces souterrains dont elles dépendent ?
Bassin versant de Ploemeur-Guidel, Bretagne.
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Récit d’arpentage
Eliott et Camille descendent la sonde dans le puits, qui recrache une matière rouille et gluante ressortant avec l’eau. Cette eau, qui est peut-être plus vieille que nous, provient de quelques centaines de mètres de profondeurs dans les roches, et qui a « vu » ce monde minéral figé – pour un instant à l’échelle temporelle de la Terre.
Les scientifiques enregistrent l’activité microbienne du monde souterrain.
Le contraste est saisissant entre des instruments peu visibles, peu remarquables à la surface (et même quasi inexistants si on ne sait pas où regarder), et la richesse et la prolifération de ce qu’ils peuvent nous montrer du monde en-dessous. Il n’y a rien en surface et tout se joue sous nos pieds, à l’abri de notre regard. On prend connaissance de l’intense réactivité du dessous à travers la lentille d’un puits artésien rempli de biofilm, une matière colorée et vibrante dans l’eau ; ou par le déversement d’une eau de couleur rouille très particulière à la surface parce qu’elle remonte des profondeurs chargées en fer : tous des indices d’une intensité là-dessous.
Dans le monde du dessus, on ressent aussi l’intensité des réactions gazeuses dans l’air, un temps changeant rapidement, des nuages volatiles, la brume océane, micro-humidité vite balayée par les courants d’air. Impression de voltige, volatile, insaisissable flux, en tous cas difficile à capter et matérialiser. Au labo, les images que me montrent les scientifiques confortent ce ressenti de terrain : diagraphies de température chaud-froid, électricité et pulsations dans les sols. On me parle très peu de stabilité – mais plutôt de fractures, où des choses réactives se passent et se connectent. Et puis cette chimie vivante du milieu souterrain, fragile et robuste à la fois. Puis la zone de contact issue de la collision de deux mouvements rocheux. Ce cycle long est rendu visible dans la carte, ayant comme résultat la formation de débris, cassures, fractures, petits éléments, particules éjectées en surface.
Dans un même temps mais en mouvement inverse depuis la surface, l’eau, les gaz, s’infiltrent aussi en dessous et contribuent encore plus à la dissolution ou désintégration de la roche. Ici c’est l’altération qui prime sur l’érosion car le territoire est plat. Mais alors qu’on a une impression de stabilité en surface (toute relative car la proximité avec l’océan, l’élément changeant par excellence influence la terre), le milieu souterrain est réactif, voire radioactif ! Ces gaz, comme le radon, ancien élément de la croûte terrestre (cycle long !) de granit libéré par le crash gigantesque qui a eu lieu, ou l’hydrogène, ou l’hélium, sont indétectables par les sens : ils n’ont pas d’odeur, pas de couleur. Comment les visualiser, leur donner une existence, tant ils conditionnent les trajectoires d’un environnement ?
Eaux et gaz sont des flux dynamiques, présents ici : une viscosité faible de la Terre, et donc des flux rapides. Plusieurs cycles s’entrecroisent :
Les cycles longs et courts de l’eau en milieu souterrain ;
Les cycles de l’oxygène et du fer entrainés par les eaux à travers les fissures des roches dures du milieu souterrain ;
La permanence / dureté des roches du milieu souterrain qui contraste avec l’adaptation rapide de la biomasse souterraine aux changements dans les apports de nutriments (nitrate, fer, CO2) ;
La radioactivité, le cycle long du radon, qui se pérennise dans les bâtiments et diffuse lentement cet élément ;
Le cycle court du pompage accéléré de l’eau souterraine pour accompagner le développement urbain et les besoins des nouveaux habitants toujours plus consommateurs ;
Le changement rapide et exponentiel des températures du milieu souterrain.
Cartographier la recherche
Le nexus observatoire-capteur-territoire
Le bassin versant en surface est de 4km2 mais le bassin versant souterrain, hydrogéologique est de 8km2 (la zone de pompage). On voit déjà ici une décorrélation possible entre la compréhension de la surface et celle des profondeurs. Pourtant, cela n’est pas pris en compte dans la plupart des documents régissant les relations surface-profondeur à l’exemple des puits : pour creuser un puits, il faut être propriétaire de la surface, et cela donne un droit automatique sur les profondeurs. Cet observatoire de la zone critique a la particularité d’être double – ou faux jumeaux ! Le site de Guidel est un site naturel, une zone humide presque intacte (avec quelques activités agricoles). Par contraste, le site de Ploemeur est en périphérie de zone urbaine, c’est aussi une ancienne zone humide qui a été asséchée par le pompage d’eau potable souterraine. En comparant les deux sites, les scientifiques peuvent imaginer ce que pourrait être Ploemeur sans la zone urbaine et inversement ce que deviendrait Guidel avec une extension de l’urbanisation. Actuellement, le rythme d’artificialisation des terres annuel est de 8%, c’est un des plus élevés de France. Or, l’urbanisation accélère les flux car l’eau ne peut pas pénétrer dans les souterrains (tout comme le pompage) et donc cela coupe les relations surface-souterrain.
Le principal enjeu de la carte est de rendre visible ce qui se passe dans les milieux souterrains et que l’on ne perçoit pas, que l’on ne voit pas en surface, mais qui sont pourtant structurants. La matrice de la carte est adapté au contexte de l’observatoire : niveaux de profondeurs, sens amont-aval, zones du site.
L’observatoire peut être réinséré dans son territoire côtier plus large. Il y a un triptyque de failles/usages très intéressant : la Saudraye avec le projet de continuité écologique, Guidel avec l’observatoire et l’étang, et la mine de Kaolin. Ces sites en longueur perpendiculaires à la côte semblent cristalliser les enjeux d’activités anthropiques en zone côtière : les intrusions d’eau saline, le pompage d’eau douce, la question des zones humides et l’ouverture des paysages.
Les documents de géologie produit dans le labo de l’OSUR (voir booklet fieldwork) offrent une représentation surface-profondeur avec les zones importantes où se situent les failles. Cette modélisation montre la zone de contact granit/micaschiste. On voit sur cette image la difficulté de lecture du dessus et du dessous. Par conséquent, les scientifiques multiplient les schémas dans toutes les directions pour imager le fonctionnement du milieu souterrain.
Un sens de circulation de l’eau est ensuite donné à la carte de cet observatoire : d’amont en aval, jusqu’à l’océan tout proche. Cela permet d’assigner des « zones » à la carte. Ainsi, il est possible de représenter la continuité OZC Ploemeur – OZC Guidel, l’étang et la plage. C’est une continuité géologique et hydrologique qui a subi des altérations voire des coupures dû aux installations en surface et dans le milieu souterrain (pompage) qui a changé la nature des milieux écologiques.
La carte suit un transect territorial – longue coupe qui traverse les zones de l’observatoire – mais subit une anamorphose : se courbe en un cercle presque ouvert, puisqu’une portion est dédiée à l’océan, là où les flux se jettent et l’eau saline peut potentiellement entrer dans le milieu souterrain. Chaque zone de la carte, chaque quartier, est en liaison les uns avec les autres, notamment dans le milieu souterrain, mais on peut aussi les voir de manière indépendante, puisque chacune à sa particularité territoriale et sa problématique scientifique spécifique.
La géologie du site est composée de micaschiste et de granit qui, en entrant en contact au cours de l’histoire de la Terre, se sont fracturés. Le milieu souterrain est donc une sorte de bloc brisé, scindé en de multiples endroits. Ces failles ont des aspects et des dimensions variées. Le contact entre le granit et le micaschiste a aussi une dimension et une composition particulière et se situe à environ 200 m de profondeur, puis remonte vers la surface. Sur notre modèle conceptuel, nous avons donc fait figurer les zones de fractures, sur l’ensemble du site, en utilisant des figures de fractures variées et des blocs en collision ; ainsi que la zone de contact que nous avons souligné. Cette zone passe sous le site, et comme notre modèle est concentrique, cette zone de contact apparait deux fois. Ces réseaux de fractures conditionnent les écoulements de l’eau. Nous avons travaillé sur la circulation potentielle de l’eau entre les fractures et dans les zones de masses d’eau.
Il y a 3 cas de flux avec 3 âges de l’eau (avec la chimie de l’eau qui change) :
– un chemin court : l’eau rentre et sort presque immédiatement (cycle annuel).
– un chemin intermédiaire – l’eau est stockée pendant 20 à 50 ans.
– un chemin long – l’eau reste dans les roches quelques centaines d’années.
Nous visualisons aussi le flux perturbé par le pompage.
En zoomant dans la carte zone par zone nous pouvons voir :
La diagraphie. Nous corrélons dans la carte le réchauffement du milieu souterrain avec les actions de pompage pour les milieux urbains, à Ploemeur. Il serait intéressant d’avoir une coupe plus précise sur le fonctionnement hydraulique en milieu urbain : comment les flux sont interrompus, où va (et se perd ?) l’eau sur les surfaces imperméabilisées ?
Relevé de géochimie de l’eau dans les milieux souterrains de la zone humide de Guidel, et les communautés bactériennes présentes en profondeur, ainsi que leur effet en surface dans le puits (biofilm). Dans la zone humide sont localisés le pluviomètre, les piézomètres de surface et la tour à flux, il s’agit de montrer les échanges entre la surface et la nappe. Il serait intéressant d’avoir plus d’informations pour compléter la carte : quels sont ces échanges et comment mieux les visualiser ?
Relevé des gaz dissous dans l’eau. Nous l’avons placé près de l’étang puisque des analyses y sont pratiquées et qu’il constitue un enjeu pour le territoire. Les gaz dissous sont aussi mesurés dans toutes les strates de la ZC : atmosphère et profondeur. Il serait intéressant de détailler sur la carte les résultats de ces recherches – et/ou de le lier avec la proposition de dessin des cycles biogéochimiques.
Un piézomètre interceptant une fracture et les potentiels de mesure à l’intérieur. On peut comparer la circulation de l’eau non pompée avec celle pompée et les risques d’intrusion d’eau saline. On retrouve la rivière en aval et le déploiement de capteurs embarqués comme le nitrate.
Questions au territoire
Vers des politiques environnementales avec les observatoires TERRA FORMA ?
– Enjeu territorial public, dangers environnementaux : Pénurie d’eau, sécheresse. Méconnaissance du fonctionnement du milieu souterrain versus forage, sur-urbanisation qui coupe les interfaces surface-profondeurs
– Connectivité locale-globale mise en évidence : Verticale : surface-grandes profondeurs. Horizontale : interfaces entre le littoral et les terres.
– Place et impact des activités humaines : Forage. Problématique générale des ressources en eau. Peu de connaissance sur le fonctionnement des ressources en eau liées aux chemins de l’eau.
– Comment améliorer l’état du cycle ? Ne pas accélérer les remontées d’eau en surface.
– Quelle mesures à prendre dans/par les territoires pour cela ? Désimperméabiliser certaines zones, restreindre la consommation en eau, positionner les forages à d’autres endroits ?
Est-ce que les scientifiques peuvent aider sur les réponses à apporter aux trois derniers points ? (scenario prospective locale)
– Par quels sols et à quels endroits remplacer les surfaces perméables pour une infiltration de l’eau efficace ?
– Quelle est la quantité d’eau consommable maximum par le territoire, le BV sur une année ?
– Où positionner les forages ?
Concrescence
The concrescence of a milieu through the critical zone maps sensors
We use the soil template to map the critical zone observatories with its sensors. In the fieldwork inside the critical zone (CZ), the maps trace the various sensors that the scientists are deploying in a landscape. These sensors offer us new set of data to actually draw the map of the territory from the perspective of the CZ, that is with the multiple entities composing the earth’s layers, especially with what occur in the depths, and in the atmospheric emissions.
But as Jennifer Gabrys writes in the book Program Earth, it is necessary to bypass an automatic understanding of sensors as detecting environmental data, as if there is a world “out there” with phenomena to be made visible. Instead, she argues: Sensors, experiences, entities actually concresce, concretize, different environments, different milieus, that is they enable particular environments to materialize. These are the different environnements emerging from the project:
– The concrescence of a deep atmosphere
– The concrescence of a pluriverses of rivers
– The connectedness of cycles reframing the terrestrial
In the case of CZ sensors, the results of these concrescences and connectedness are more difficult to experience. The map is therefore an attempt to make the translation needed to understand how the sensors concresce new ecological relationships, and the map participates in this concrescence (especially for underground processes), and with the aim that these worlds also become objects of concern, as they also question our relationship with the entities that compose the earth.
Sense data are less descriptive simply of preexisting conditions and more productive of new environments, entities, and occasions of sense that come to stabilize as environmental conditions of concern.”
Jennifer Gabrys, Program Earth.
The map is not only a translation of sciences but also a territorial problematization of terrestrial issues that need to be addressed in a particular framework, and which questions further the scientists and the public to which the maps could be shown. The maps of the observatories, the phenomena and the sensors in TERRA FORMA project are an attempt to build these environmental objects of concern, this critical zone:
– South France, agricultural soils – the map asks how to visualize something that is missing – erosion and weathering..
– Alps: how mountains will adapt to climate change?
– In Brittany the map asks : where are the waterpaths at depth? How the subsurface and the surface relates? (in chemistry, and physics, etc) – there is a big issue on water resources. Scientists are also interested in developing speculative maps based on (socio-ecological) modelling scenarios and presenting them to stakeholders.
These maps could be an exploration of speculative territories as seen through the particular instruments – the sensors – that measure environmental variables but also question our relationship with the entities that compose the earth. They aim to trace the emergence of these new environments, or new territories, that concresce through the sensors, the entities, the scientists, the actors of the territories, the particles, the microorganisms of the birds, etc. The position of the cartographer changes with this approach: she is placed in the middle – in the ‘milieu’ – of movements, changes, dynamics. There is a need to follow entities making up the ground, the soil, the rocks but also the atmosphere we breathe.
Meaning of concrescence :
The growing together and merging of similar or dissimilar parts.
Processus de formation des entités – processus de concrétion
The process of becoming “concrete.” Concrete means fully actual, and that means a completed actual occasion.
La concrescence est donc essentiellement un processus de consolidation, de concrétion ou encore de consistance. Un lien se forme qui préserve tout ce qu‘il relie, sans l‘unifier dans un terme commun ou dans une appartenance quelconque. Les entités qui sont reliées ne sont pas changées mais elles sont engagées dans une relation inédite, créée par la nouvelle entité. Celle-ci n‘est rien d‘autre qu‘un lien durci, devenu un être à part entière, une substance.
Didier Debaise[1]
Gabrys J. (2016) Program Earth: Environmental Sensing Technology and the Making of a Computational Planet. University Of Minnesota Press.
Gabrys J. (2020) Sensing a Moving Planet. Critical Zones. Critical Zones. The Science and Politics of Landing on Earth. MIT Press.
[1] Vocabulaire de Whitehead. La version définitive de ce manuscrit a été publié dans la collection « Vocabulaire des philosophes », éditions Ellipse, 2007, Paris Didier Debaise.